Ayatollah du jour au lendemain: le combat de Khamenei pour devenir chef spirituel
Mercredi 16 septembre 2020
Khamenei.com fait le bilan des 31 années qu’Ali Khamenei a passées au poste de Guide suprême de la République islamique. Cette série d’articles s’intéresse à l’un des leaders les plus secrets de la planète. Les informations sur sa vie privée sont rares et, à l’exception de son fils Mojtaba dont le nom est apparu dans la presse ces dernières années, les médias ont rarement publié des informations ou des photos de sa famille.
Ce mystère n’entoure pas seulement la vie privée du Guide suprême et de sa famille. Aujourd’hui, trois décennies après son accession au plus haut poste de la République islamique, des vidéos font surface et révèlent que son mandat n’aurait dû durer que quelques mois.
Autres zones d’ombres : des groupes d’affaires et institutions contrôlées par le Khamenei constituent l’un des secteurs les plus secrets de l’économie iranienne. Leurs transactions financières, leurs pertes et leurs profits n’ont jamais été rendues publiques. Même en politique, Khamenei refuse d’agir de manière transparente. A chaque occasion qui lui a été donnée, il a fui ses responsabilités.
La série de reportages khamenei.com tente de décrypter le mystère Khamenei.
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L’ «ayatollah du jour au lendemain » et « l’ayatollah qui pavane » sont depuis longtemps deux plaisanteries populaires en Iran, en référence aux efforts entrepris pour faire d’Ali Khamenei un marja, ou une source d’émulation pour les fidèles chiites.
Le premier surnom fut inventé par des personnalités politiques de gauche quelques mois après la nomination de Khamenei au poste de Guide suprême de la République islamique. Le second fut employé pour la première fois par le très réputé Grand Ayatollah Hossein Vahid Khorasani le 9 avril 2014, lors d’un discours à la Grande Mosquée de Qom. Il n’avait pas employé le nom de Khamenei.
Khamenei n’avait pas été considéré comme un marja avant sa nomination, mais comme un hojatoleslam, c’est-à-dire une autorité sur l’islam : un titre réservé aux religieux de rang intermédiaire. Khamenei estimait que cela le désavantageait, en particulier vis-à-vis des religieux de haut rang tels que l’ayatollah Hossein Ali Montazeri, le premier successeur désigné de l’ayatollah Khomeini.
Peu de temps après être devenu Guide suprême, Khamenei lançait une campagne intense pour s’attribuer à la fois les titres d’ayatollah et de source d’émulation. Selon le spécialiste de l’islam Mohsen Kadivar, cela commençait par un changement d’apparence : d’intellectuel ecclésiastique, il pris un aspect plus traditionnelle. Il a par exemple « remplacé sa cape élégante contre une cape conventionnelle portée par les religieux… et apparemment renonça à fumer la pipe » explique Kadivar.
L’ayatollah Khomeini continua pourtant de se référer à Khamenei comme un hojatoleslam, alors qu’il appelait ses propres étudiants hojatoleslam wal-moslemin (« Autorité sur l’islam et sur les musulmans »), un statut symboliquement plus élevé. Cela expliquerait pourquoi, pendant la semaine qui suivit l’élection de Khamenei, aucun des marjas reconnus ne lui adressa de félicitations. Il fallut attendre le 10 juin 1989 pour découvrir la première lettre de félicitations, rédigée par le grand ayatollah Mohammad Ali Araki.
Au moment de la mort de Khomeini, les cinq marjas chiites les plus importants étaient Abolghasem Moussavi Khoei, Mohammad Reza Moussavi Golpayegani, Shahaboddin Marashi Najafi, Mirza Hashem Amoli et Hossein Ali Montazeri. Golpayegani était le plus important d’entre eux, mais les partisans de Khamenei s’emparèrent d’une correspondance présumée de l’ayatollah Araki, alors âgé de 95 ans et n’avait pas le contrôle de toutes ses facultés mentales.
Araki se tenait la plupart du temps à l’écart de la politique, mais il n’en était pas moins considéré par une grande partie des chiites comme une autorité importante sur les affaires théologiques. Dans son journal, le président iranien nouvellement élu, Akbar Hachemi Rafsandjani, écrivit à l’époque : « M. Ebrahim Amini [un ayatollah et membre de l’Assemblée des experts] a dit que M. Montazeri s’opposait à la nomination de M. Khamenei. J’ai répondu : ‘’Faites de votre mieux pour le convaincre de la soutenir. Et, en attendant, nous travaillerons sur son statut [de Khamenei] de marja’’. Puis [Mohammad Abaee Khorasani et Morteza Bani Fazl, deux autres membres du clergé de l’Assemblée des experts] sont venus et ont dit la même chose… Si cela ne marche pas, on peut choisir M. Araki comme marja. »
De fausses lettres de soutien ?
Selon Mohsen Kadivar, certains des termes employés dans la lettre originale censée provenir de l’ayatollah Araki étaient incompatibles avec les principes jurisprudentiels islamiques d’Araki. Le chef spirituel vieillissant ne croyait pas au principe de Velayat-e faqih, ou de tutelle du juriste islamique, le principe fondateur de la République islamique.
Kadivar écrit que les lettres écrites plus tard par l’ayatollah Araki étaient encore plus éloignées des principes auxquels il croyait. Son fils aurait-il écrit ces lettres à sa place ?
Le journal de Rafsandjani indique qu’un autre marja, l’ayatollah Golpayegani, ne s’était pas non plus manifesté pour féliciter Khamenei. Ce dernier fut le premier à rompre le silence en le remerciant d’avoir récité la prière pour les morts, près du corps de l’ayatollah Khomeini. Lorsque Golpayegani souhaita finalement bonne chance à Khamenei, il l’appela non pas ayatollah mais hojatoleslam wal-moslemin. Lorsque ces messages de félicitations furent plus tard publiés sur le site Internet du Guide suprême, celui de Golpayegani fut d’ailleurs censuré et résumé sur une ligne .
Le 13 juin 1989, l’ayatollah Montazeri avait suggéré à Khamenei de solliciter les conseils de marjas et de « personnalités engagées et informées » avant de prendre toute décision majeure. Son message et la réponse de Khamenei furent diffusés à la radio et à la télévision d’État ce même jour, puis les nouvelles du soir ne firent plus mention de l’échange .
« Les nouvelles du soir ne parlèrent ni de la lettre de M. Montazeri, ni de la réponse », écrit Rafsandjani. « J’ai interrogé M. Khamenei à ce sujet. Il a dit que son bureau avait reçu de nombreux appels téléphoniques pour s’en plaindre, alors il a demandé la guidance divine et a décidé qu’ils ne devraient pas être diffusés à la télévision. »
Dans aucun de leurs messages, les marjas ne faisaient référence au titre d’ayatollah de Khamenei. L’ayatollah Mirza Hashem Amoli, le père des frères Larijani, fut le plus élogieux lorsqu’il le décrivit comme « un érudit, un expert de l’islam et un sage ». L’ayatollah Amoli était alors âgé de 90 ans et son bureau était dirigé par Sadegh Larijani, un homme que Khamenei nommerait plus tard à la tête du pouvoir judiciaire.
Un cours accéléré de jurisprudence islamique
L’une des premières actions de Khamenei, après avoir reçu ces messages de marjas, fut de former un « conseil de jurisprudence » lui permettant de commencer un cours intensif de jurisprudence islamique (Fiqh), tel un étudiant préparant la nuit son examen du lendemain.
Les neuf membres de ce conseil étaient tous des ecclésiastiques, et membres soit de l’Assemblée des experts, soit du Conseil des gardiens, ou des deux : Mohammed Emami Kashani, l’imam du vendredi de Téhéran, l’ayatollah Ahmad Jannati, l’ayatollah Abolghasem Khazali Boroujerdi, Jafar Karimi, l’ayatollah Mohammad Momen, de l’ayatollah Mohammad Mohammadi Gilani, l’ayatollah Mohammad Reza Mahdavi Kani, Mahmoud Hashemi Shahroudi, et Mohammad Yazdi.
Pour Khamenei, l’étape suivante fut d’ordonner aux services de sécurité de faire pression sur les ecclésiastiques iraniens et les principales personnalités sources d’émulation, pour qu’ils délivrent des « certificats » attestant qu’il était bien un marja.
Sept de ces certificats ont ainsi été obtenus entre le 17 juin et le 26 août 1990 auprès du grand ayatollah Mohammad Fazel Lankarani, Ali Meshkini, l’ayatollah Ebrahim Amini, Mohammad Yazdi, Abdollah Javadi Amoli, Mohammad Momen et du grand ayatollah Youssef Saanei. Mais selon Mohsen Kadivar, quatre des sept certificats – d ceux d’Amini, Momen, Javadi Amoli et Meshkini – ne validèrent le statut de marja d’Ali Khamenei que dans les « affaires exécutives » nécessaires pour l’exercice du pouvoir, mais pas dans toutes les questions religieuses et théologiques.
À partir du début des années 1990, Khamenei pris des dispositions pour être reconnu comme marja en dehors des frontières de l’Iran. Après la mort en 1992 du grand ayatollah Abolghassem Khoei, un chef spirituel pour une grande partie du monde chiite et résidant de la ville sainte de Najaf en Irak, le représentant du Guide suprême en Syrie, Ahmad Fahri, prononça un sermon du vendredi au sanctuaire de Zainab où il qualifia Khamenei de marja. Le grand ayatollah Mohammad Hussein Fazlollah, une source d’émulation notoire pour les musulmans chiites libanais, fit part de son désaccord et fut suivi par d’autres marjas et éminents ecclésiastiques en Iran qui s’opposèrent à leur tour à ce titre « contrefait ». Ils furent punis pour cette transgression, politiquement condamnés et assignés à résidence.
Contre la tradition chiite
Dans la tradition chiite, il n’existe pas d’autorité centrale qui octroie des titres tels que ayatollah ou marja aux ecclésiastiques. Au contraire, les ayatollahs émergent de leurs études progressivement, après des années d’érudition et de prêche, en gagnant la dévotion d’un grand nombre d’adeptes et l’approbation de leurs pairs.
C’était le thème d’un sermon du vendredi prononcé à Téhéran par l’ayatollah Abdolkarim Moussavi Ardebili, le 24 décembre 1993. Dans son discours, Ardebili a déclaré qu’un véritable marja devrait être choisi par le peuple lui-même.
« C’est la manière la plus saine, la plus correcte et la plus complète de choisir un marja religieux », avait-il déclaré. « Nous aurions pu penser que, si les marjas du passé ne désignaient pas leurs successeurs, c’était à cause des conditions spécifiques de leur époque, mais ce n’est pas vrai. » Il souligna ensuite que l’ayatollah Khomeini n’avait nommé personne pour lui succéder comme marja.
Le sermon d’Ardebili contredit une citation orale de l’ayatollah Khomeini qui avait en fait reconnu Khamenei comme un « marja entier ». La carrière d’Ardebili s’arrêta brutalement âpres ce prêche : ce fut son dernier sermon, et il fut discrètement démis de ses fonctions.
L’ayatollah Montazeri s’exprima publiquement à plusieurs reprises pour objecter les efforts entrepris pour présenter Khamenei comme une source d’émulation. Par l’entremise de l’ayatollah Mohammad Momen, membre du Conseil des gardiens, Montazeri envoya un message à Khamenei avec la cassette audio d’un discours du vice-ministre du renseignement Fallahzadeh dans lequel il qualifiait Khamenei de marja. Dans son message, Montazeri a averti Khamenei que ses « agents » essayaient de le faire passer pour une source d’émulation.
Selon Momen, Khamenei déclara en premier lieux qu’il répondrait à Montazeri. Mais, selon Montazeri lui-même, le 14 décembre 1994, Khamenei prononça un discours acéré à son encontre, suscitant des attaques de la foule contre la salle de prière de Montazeri les 23 et 24 décembre.
La fin de l’année 1994 fut marquée par la mort du grand ayatollah Mohammad Ali Araki en novembre. Le 2 décembre 1994, il fut annoncé que Khamenei était désormais l’une des sept sources d’émulation. Les services de sécurité firent de nouveau pression sur les ecclésiastiques pour que Khamenei soit reconnu comme marja.
Parmi ces ecclésiastiques se trouvait l’ayatollah Taheri Esfahani. Après avoir écrit une lettre d’approbation à Khamenei, il envoya un message via un intermédiaire à l’ayatollah Montazeri, l’informant que « Rashidi, le procureur spécial d’Ispahan, est venu ici à quelques reprises et a insisté pour que je l’écrive. J’en ai conclu que je ne pouvais pas refuser. »
« Etouffer l’ennemi » : Khamenei voulait être le seul
En 1997, Khamenei voulait être reconnu le marja principal et pas seulement « un » marja. Selon les journaux intimes de Hachemi Rafsandjani, l’ayatollah Montazeri en fut informé par l’ayatollah Azari Qomi. Ce dernier aurait cité Khamenei: « Avoir sept marjas n’est pas juste. Une seule personne peut être le marja ! Et c’est le travail de la Société [des professeurs du séminaire de Qom]. »
Le vendredi 14 novembre 1997, à l’occasion de l’anniversaire d’Ali, le premier imam chiite, l’ayatollah Montazeri prononça le fameux discours qui conduisit à son assignation à résidence et aux attaques contre sa salle de prière. Dans ce discours, il s’adressa directement à Khamenei et lui indiqua qu’il ne disposait pas du statut de marja. Il pointa du doigt le fait que Khamenei n’avait pas écrit la thèse attendue de la part des marjas. Au lieu de cela, avait-t-il déclaré, Khamenei répondait aux questions sur la jurisprudence islamique d’après le traité de l’ayatollah Khomeini.
« Le Guide suprême n’aurait pas dû accepter le statut de marja », écrivit le grand ayatollah Ahmad Azari Qomi dans une lettre datée du 27 octobre 1997 et adressée au président Mohammad Khatami. « Cela allait à l’encontre des principes de la charia et de la Constitution, fondés sur les principes islamiques. »
Il ajouta que Khamenei avait créé une « dérogation spéciale », sous le commandement d’Ali Fallahian, ancien ministre iranien du renseignement, afin de « s’imposer » comme marja et de « maintenir les autres marjas à terre ».
Une campagne de harcèlement fut lancée contre Montazeri après son discours et contre Qomi. Khamenei soutint publiquement ces attaques. « Ce n’est pas personnel », déclara le Guide suprême le 26 novembre 1997. « Je porte de lourdes responsabilités sur mes épaules et je remercie sincèrement tous ceux qui sont entrés dans l’arène pour étouffer l’ennemi et lui donner un coup de poing sur la bouche. »
Les attaques contre ces deux ayatollahs et leurs assignations à résidence eurent lieu le 19 novembre 1997. Selon Mohsen Kadivar, l’opération fut orchestrée par le chef du pouvoir judiciaire Mohammad Yazdi, aujourd’hui commandant du Corps des gardiens de la Révolution de Téhéran. L’assignation à résidence illégale de Montazeri a duré cinq ans, deux mois et 12 jours, tandis que l’ayatollah Azari Qomi resta en résidence surveillée pendant 15 mois jusqu’à sa mort le 11 février 1999.