La semaine de Khamenei : pour l’amour de la vertu et la haine d’Israël
Dimanche 25 octobre 2020
Début octobre, la police nationale iranienne, connue sous ses initiales persanes NAJA, organise un défilé d’un genre particulier dans tout le pays : le « défilé des voyous ». Ce jour-là, des personnes, en majorité des hommes, sont humiliées et brutalisées en public.
Quelques jours plus tard, le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, ravi, remercie le commandant de la police nationale pour cette démonstration de force. Son bureau publie ensuite un hommage à un milicien bassidji, décrit comme « martyr pour la promotion de la vertu et l’interdiction du vice ». Le texte paraît dans un bulletin distribué dans les mosquées à la prière du vendredi, et dans les quartiers généraux des milices paramilitaires du bassidjis.
Ce jour-là, Khamenei a, comme à son habitude, invité les forces de sécurité à « tirer à volonté » leur permettant ainsi d’interférer dans la vie privée des citoyens iraniens.
Cette même semaine, Ali Khamenei exprime son mécontentement au sujet des nouvelles relations diplomatiques entre Israël et les voisins arabes de l’Iran, dans un tweet.
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La semaine du 20 octobre, la République islamique rend hommage à la police nationale. A cette occasion, le bureau du Guide suprême adresse un message à l’attention du général Hossein Ashtari, commandant de la police nationale qu’il remercie au nom du « peuple » pour « l’initiative de la NAJA de confronter le vice ». Le 22 octobre, l’hebdomadaire La ligne du Hezbollah, publié par le bureau de Khamenei, encense Mohammad Mohammadi, qualifié de « martyr pour avoir défendu la vertu et interdit le vice ». Chaque semaine, cette publication rend hommage à un « martyr ».
Mohammad Mohammadi était originaire d’un quartier général de la milice paramilitaire Bassidj à Téhéran. Il a été tué dans un quartier de l’est de la capitale le 18 octobre. Les médias nationaux iraniens, y compris la Radio-Télévision de la République islamique d’Iran (IRIB), rapportent qu’il est mort des suites de ses blessures, après un affrontement avec « des voyous et des malfrats ». Il avait, selon les témoignages, mis en garde des voyous qui « harcelaient une femme », mais ils se sont ligués contre lui et l’ont frappé à la tête avec un objet pointu.
Selon une source IranWire, Mohammadi était un bassidji à plein temps et il était donc considéré comme membre des Gardiens de la révolution. « Il était bien connu dans le quartier de Téhéran Pars », explique la source. « Un motocycliste a nargué une fille et Mohammadi s’est battu avec lui et ses compagnons. Tout le monde le connaissait et il ne laissait jamais rien tomber. Une fois, il avait même brandi une arme à feu. Bien sûr, après l’épisode du ‘défilé des voyous’, cette histoire est louche. Il se peut que ceux que le gouvernement appelle des « voyous » veuillent se venger. »
Le dernier « défilé des voyous » a lieu à Téhéran le 6 octobre et suscite de nombreuses critiques de la part du public et sur les réseaux sociaux. Des officiers de police font défiler plusieurs « voyous » à travers Téhéran, les humilient en public et les battent. Les responsables de la République islamique félicitent plus tard la police pour ses actions.
Au lendemain du message de Khamenei célébrant « cette initiative », 222 membres du parlement adressent à leur tour leur félicitations et qualifient ces défilés d’« action décisive » pour « instaurer la sécurité et l’ordre » en Iran.
Dans une tribune publieé dans le journal Shargh et repris par un site proche des Gardiens de la révolution, Ali Motahari, l’ancien vice-président du Parlement, soutient aussi le défilé des voyous. « Naturellement, un voyou qui pense qu’il sortira facilement de prison après avoir commis un crime s’enhardit », écrit-il. « La nouvelle action de la police, qui consiste à faire défiler les voyous dans les rues, a eu de bons résultats. » Le 21 octobre, le général Ashtari est invité à une séance publique du Parlement, et remercie Ali Khamenei pour son soutien « réconfortant ». Il annonce que « la mission de la police va se poursuivre », ajoutant que « la police dispose plus de 10 000 patrouilles stationnaires et de 30 000 patrouilles mobiles. »
Cette politique d’action contre « les voyous et les malfrats » a été mise en œuvre en 2007 à la suite d’une décision du Conseil suprême de sécurité nationale de lancer un « Projet de pureté morale globale ». Dans ce cadre, début octobre, des hommes cagoulés et en tenues noires ont fait irruption dans des maisons et arrêté un certain nombre de personnes, avant de les faire défiler dans les rues, leurs visages couverts de sang. Comme l’a rapporté IranWire, ces hommes, portant des uniformes et des cagoules noirs, sont des membres de la NOPO, la force spéciale iranienne de lutte contre le terrorisme.
Comment ces voyous se rendent utiles
Dans une interview accordée aux gardiens de la révolution et publiée seulement après son décès à Alep, en Syrie, le 7 octobre 2015, le général Hossein Hamadani, qui avait joué un rôle majeur dans la répression des manifestations après l’élection présidentielle contestée de 2009, s’est vanté d’avoir utilisé et formé des voyous lorsqu’il était commandant des forces paramilitaires du Bassidj.
« Cinq mille personnes qui participaient aux troubles étaient des voyous et des malfrats et n’appartenaient à aucun parti ou mouvement politique », a-t-il dit. « Nous les avons identifiés et les avons retenus dans leurs maisons. Les jours où des appels étaient lancés [pour encourager d’autres personnes à participer aux manifestations], ils n’étaient pas autorisés à quitter leur domicile. Ensuite, je les ai recrutés dans mes bataillons [Bassidji]. Plus tard, ces trois bataillons ont prouvé que si nous voulons former des ‘mojaheds’, nous devons faire appel à de telles personnes qui savent comment travailler avec des lames et des machettes. »
Mohammad Mohammadi, le « martyr » récemment honoré après avoir été tué lors d’un affrontement avec des « voyous » aurait donc pu être lui-même le genre de « voyou réorienté » que le général Hamadani avait décrit dans son entretien.
Les patrouilles de nuit des Bassidjis, dont le rôle est de « promouvoir la vertu et interdire le vice », ont été officialisées en 2009. Dans une série de déclarations publiées en 1998 et publiées dans le bulletin La Ligne du Hezbollah, l’ayatollah Khamenei a comparé ces principes à l’un des « miracles de l’Islam ».
Ce « miracle de l’Islam » est institué dans l’article 8 de la Constitution, qui stipule : « En République islamique d’Iran, promouvoir la vertu et interdire le vice est un devoir universel et réciproque qui doit être rempli par le peuple, les uns envers les autres, par le gouvernement vis-à-vis du peuple et par le peuple vis-à-vis du gouvernement. »
La Constitution parle du gouvernement et du peuple, sans évoquer le Guide suprême, ce dernier représentant une forme d’incarnation du bien. C’est pour cette raison qu’il est interdit de le critiquer. De plus, tout doit être dit de manière à recevoir l’approbation ou l’appréciation de Khamenei. En 2017, un hashtag est créé sur les réseaux sociaux en référence à cette règle. Un étudiant séminariste rapporte à l’époque qu’avant de se rendre à une réunion avec le Guide suprême, son discours a été examiné par un groupe de personnes qui y a apporté des modifications afin que « Monsieur apprécie (# آقا_خوشش_بیاید)».
Deux poids deux mesures
Moussa Barzin Khalifehlou, un juriste iranien, a confié à IranWire que, par définition, « promouvoir la vertu et interdire le vice » conduit à un comportement compromettant.
« Lorsqu’un individu est autorisé, par exemple, à mettre en garde verbalement une femme sur le port de son voile islamique, ou lorsque des gens qui marchent dans la rue sont autorisés à garder un œil vigilant et critique les uns sur les autres, il en résulte une forme d’anarchie, de violence et de violation de l’Etat de droit », a-t-il déclaré. « Il est toutefois intéressant de noter que lorsque des activistes ou des journalistes mettent en lumière des faits de corruption financière par exemple, ou écrivent une lettre à Khamenei, ils sont arrêtés et emprisonnés. »
Khalifehlou fait également référence à une lettre publiée en juin 2019 par un groupe de 14 activistes réclamant la démission d’Ali Khamenei. Ces derniers demandent aussi que des articles de la Constitution portant sur les pouvoirs du Guide suprême soient revus. Peu de temps après, les signataires de cette lettres sont arrêtés. « La lettre des militants a à la fois promu la vertu et interdit le vice », dit Khalifehlou. « Il s’agit d’un mode de fonctionnement deux poids, deux mesures, qui montre bien que la promotion de la vertu et l’interidction le vice pousse les gens à l’espionnage et à la délation. Nous ne savons pas quels objectifs idéologiques et politiques les extrémistes religieux poursuivent en mettant en place cette politique. »
La Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques indiquent clairement que la vie privée des individus est inviolable. L’Iran est d’ailleurs signataire des deux textes.
De plus, comme le souligne Khalifehlou, la « vertu » et le « vice » ne sont pas définis par la loi iranienne. « Cela contredit le principe juridique selon lequel les crimes et les peines doivent être clairement définis », dit-il. « De plus, ce sont les individus qui sont responsables de s’acquitter de ces devoirs, ce qui, d’un point de vue juridique, est illégal. Nous avons une loi en faveur des ‘promoteurs de la vertu et des empêcheurs du vice’, une loi ridicule qui va à l’encontre des normes et des obligations internationales, en particulier contre le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. »
Néanmoins, Khamenei a autorisé à plusieurs reprises les « tirs à volonté » par des justiciers autoproclamés contre les citoyens. En juin 2017, lors d’une réunion avec des étudiants de l’université, il a évoqué une guerre douce et le rôle que les citoyens devaient jouer dans ce combat : « Bien sûr, durant une guerre, il y a un centre de commandement qui donne des ordres, mais si le centre de commandement ne peut pas contacter d’autres bases et centres, le commandant émet l’ordre de ‘tirer à volonté’. Eh bien, vous êtes les officiers de la guerre douce. Chaque fois que vous sentez que quelque chose ne va pas avec l’organisation centrale et qu’elle ne peut pas fonctionner correctement, vous êtes libre de tirer à volonté. Dans de telles circonstances, vous êtes libre de décider, de penser, de bouger et d’agir. »
Khamenei entre le marteau et l’enclume
Les publications de Khamenei sur les réseaux sociaux reprennent en général des déclarations publiques, mais le 20 octobre, il publie un message sur Twitter dans plusieurs langues. Celui-ci conerne la mise en place de relations diplomatiques entre Israël et les pays arabes de la région.
« Les nations musulmanes n’accepteront jamais l’humiliation d’un compromis avec le régime sioniste », a tweeté Khamenei. « Si les États-Unis pensent qu’ils peuvent résoudre le problème de la région de cette manière, ils se trompent. Le statut de tout régime qui négocie avec le régime usurpateur sioniste sera ébranlé devant sa nation. »
Cette déclaration a été publiée le jour même de la visite de la première délégation des Émirats arabes unis (EAU) en Israël et, lorsque les exigences de visa entre les deux pays ont été levées comme première étape vers le rapprochement. Israël et les Émirats arabes unis ont également signé trois autres accords lors de cette visite – un accord pour promouvoir et protéger les investissements, un mémorandum d’accord sur la coopération dans le domaine de la science et de l’innovation, et un accord aérien pour 24 vols par semaine entre les deux pays.
Avant cette réunion, le secrétaire américain au Trésor Steven Mnuchin, qui a accompagné la délégation des Émirats arabes unis lors de sa visite en Israël, avait déclaré que davantage de pays feraient la paix avec Israël après la victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle.
Le message de Khamenei ne semble pas être uniquement destiné aux Etats-Unis : il se pose comme un ultimatum adressé aux pays arabes qui ont conclu un accord paix avec Israël ou qui sont susceptibles de le faire. Donald Trump a cherché à relancer des négociations de paix entre les pays arabes et Israël pour renforcer ses propres chances de victoire lors de l’élection présidentielle américaine. Le 23 octobre, le président américain annonce que le Soudan deviendrait le troisième État du Moyen-Orient à normaliser ses relations avec Israël dans le cadre d’un accord négocié par son administration. Lors d’une conversation téléphonique avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu devant des caméras de télévision, Trump lui demande : « Pensez-vous que Joe l’Endormi aurait pu conclure cet accord, Bibi ? Joe l’Endormi ? Pensez-vous qu’il aurait conclu cet accord d’une manière ou d’une autre? Je ne pense pas. » (Netanyahu n’a pas répondu.)
Quelques heures plus tard, la chaîne Telegram de Khamenei publie la vidéo d’un discours prononcé à l’été 2019 au cours duquel il se trompe en appelant le président américain « Ronald ». « Dans le domaine de la politique, la puissance américaine a également diminué », déclare-t-il. « Si nous pouvons citer une raison du déclin politique de l’Amérique, cette raison est l’élection d’un individu ayant les caractéristiques de M. Ronald Trump. »
Il semble que Khamenei est désormais entre le marteau et l’enclume. Il y a un large fossé entre les opinions exprimées sur son site Internet et par les médias qui lui sont affiliés, et les opinions exprimées par les Iraniens sur les réseaux sociaux. Et, dans la région, un autre fossé se creuse entre les pays arabes et les déclarations et souhaits exprimés par Khamenei.