La semaine de Khamenei : qui succédera au Guide suprême?
Le Cid, un seigneur de guerre médiéval du XIe siècle en Espagne, était le héros d’un filme épique datant de 1962 et réalisé par Anthony Mann. Vers la fin de ce long-métrage de trois heures, le Cid est tué sur le champ de bataille et son armée est sur le point de tout perdre face à l’invasion de l’armée maure. Pour conjurer la défaite, les commandants survivants remettent son cadavre à cheval, vêtu d’une armure et une bannière à la main, le tout maintenu en selle à l’aide d’un cadre en fer. Le cheval mène la charge contre les soldats maures terrifiés, qui croient que le Cid est revenu du royaume des morts. Ils se dispersent et le macchabée du Cid remporte la mise. Ainsi, suggère le film, le camp opposé croyait que le Cid représentait l’armée à lui tout seul et que, sans lui, tous les soldats sous son commandement se seraient volatilisés.
Depuis de nombreuses années maintenant, de temps à autre, des rumeurs recommencent à circuler sur la détérioration de l’état de santé du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei. Ces rumeurs sont toujours relayées par les médias et, à chaque fois, des responsables proches de Khamenei ou ses médecins s’évertuent à les démentir. S’en suivent alors des publications de photos du Guide toutes plus souriantes les unes que les autres, pour montrer à qui voudra l’entendre que le commandant en chef de la République islamique est en pleine forme. Tous savent que la mort de Khamenei mettra en danger la « sécurité nationale » telle qu’ils la conçoivent.
Début décembre 2020, de nouvelles indiscrétions sont sorties. Le scénario que nous venons de décrir s’est donc naturellement mis en place tout. Les rumeurs faisant état de la détérioration de l’état de Khamenei et du transfert du pouvoir à son fils Mojtaba ont été rapidement démenties. Cependant, le journaliste qui est à l’origine de cette nouvelle vague de rumeurs, Momahad Ahwaze, a déclaré à IranWire qu’il disposait de suffisamment d’informations pour étayer ses affirmations.
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« Le journaliste iranien Momahad Majid Ahwaze a affirmé sur Twitter que le Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a transféré le pouvoir à son fils alors que les inquiétudes concernant sa santé défaillante se sont accrues et que le pays fait face à des tensions avec Israël et les États-Unis », a rapporté Newsweek le 5 décembre. « Ahwaze a déclaré que Khamenei avait cédé le pouvoir à son fils, Mojtaba Khamenei ». La nouvelle a été reprise par le Jerusalem Post et le chercheur et journaliste Edy Cohen, a repris sur twitter des informations selon lesquelles Ali Khamenei se trouvait même dans le coma.
Le travail de démenti de ces informations s’est retrouvé sur le bureau de Mehdi Fazaeli, ancien PDG de l’agence de presse Fars et actuel directeur adjoint de l’Institut de publication des œuvres de l’ayatollah Khamenei, qui a publié des images souriantes de Khamenei sur Twitter, ajoutant qu’il était en bonne santé et qu’il s’acquittait « avec joie » de ses tâches de dirigeant. Le site Internet Mashregh News, proche des Gardiens de la révolution, a démenti les informations faisant état de la mauvaise santé de Khamenei et a accusé Ahwaze d’être proche de la « famille saoudienne », ajoutant que ces affirmations n’étaient que des vœux pieux des « sionistes » et des dirigeants. d’Arabie saoudite.
Encore une fois, qui succédera à Khamenei?
Indépendamment de la véracité de ces informations, un examen même superficiel des réactions qu’elles ont suscitées sur les réseaux sociaux révèle que de nombreux Iraniens espèrent en réalité que Khamenei n’est pas en bonne santé, voire qu’il est en train de mourir. L’agitation sur les réseaux sociaux s’est également propagée aux médias internationaux. Malgré tous les démentis, les internautes étaient impatients de démêler la situation, s’empressant de spéculer sur les conséquences éventuelles d’un décès. Une fois n’est pas coutume, la question de la succession de Khamenei au poste de Guide suprême était au centre de tous les débats. Tous les yeux se sont tournés vers son deuxième fils, Mojtaba Khamenei, examinant rapidement son passé et son bilan. Ignorere-t-il la constitution, comme son père, s’interrogeaient certains. Hériterait-il du pays tout entier et de sa puissance militaire, demandaient d’autres ? Après tout, les affaires de famille des autorités religieuses chiites sont traditionnellement transmises au fils le plus fidèle ou, s’il n’y a pas de fils, à leur gendre.
Momahad Majid Ahwaze, qui se présente comme un journaliste indépendant, a défendu les informations qu’il avait partagées. Il affirme que sa source était la même personne qui avait annoncé la nouvelle de l’épidémie de coronavirus en Iran : « plus tard, il s’est avéré que tout ce qu’elle avait dit sur l’épidémie était véridique. La source concernant la détérioration de l’état de santé de Khamenei est la même personne. Et, concernant le transfert du pouvoir à Mojtaba Khamenei, j’ai précisé que les affaires quotidiennes du bureau du Guide sont pour l’instant gérées par Mojtaba. »
Ahwaze a déclaré que son contact lui avait également donné d’autres informations. « La source en Iran qui m’a donné cette information a souligné qu’Ali Shamkhani [le secrétaire du Conseil national suprême] était censé rencontrer le personnel de Khamenei le lendemain du jour où le Guide suprême est tombé malade, mais Mojtaba a personnellement appelé Shamkhani et a reporté la réunion », a-t-il affirmé. « Il était prévu d’accueillir la famille de Mohsen Fakhrizadeh [le scientifique nucléaire et commandant des Gardiens de la révolution assassiné le 27 novembre] en présence de Shamkhani mais cela a été annulé. »
Khamenei a été vu en public pour la dernière fois le 3 novembre, lorsqu’il a prononcé un discours pour marquer l’anniversaire de l’occupation de l’ambassade américaine à Téhéran, lorsque 52 diplomates et citoyens américains avaient été pris en otage. Dans la vidéo, Khamenei parle par intermittence, sa voix mue et son visage semble s’affaisser de temps en temps. Le discours a davantage alimenté les spéculations sur sa santé.
Bien sûr, des histoires et des rumeurs sur la mauvaise santé de Khamenei, ainsi que des spéculations sur son successeur, circulent régulièrement. En 2006, l’analyste politique Michael Ledeen avait affirmé que Khamenei était dans le coma et Mohammad Javad Zarif, actuel ministre des Affaires étrangères et ambassadeur d’Iran auprès de l’ONU à l’époque, avait nié les allégations de Ledeen. Mais, dans le même temps, l’ancien président Akbar Hachemi Rafsandjani, qui était également membre de l’Assemblée des experts, avait déclaré que le pays devait examiner la question d’un nouveau dirigeant pour que si quelque chose venait à se produire, l’Iran soit prêt à un transfert du pouvoir. Selon Rafsandjani, après des pourparlers impliquant quelques centaines de personnes, deux noms avaient été « secrètement » choisis parmi des candidats potentiels pour succéder à Khamenei.
En 2009, une autre rumeur a circulé sur l’état de santé de Khamenei, et en 2014, on a dit qu’il avait été hospitalisé à Téhéran pour une opération de la prostate. À cette époque, Dr. James Elist, ancien conseiller médical du Sénat américain, avait déclaré à IranWire qu’ils entendaient des rumeurs sur un cancer de la prostate de Khamenei depuis des années.
Début 2019, il a été rapporté que Khamenei lui-même avait demandé que soit identifié un successeur dans les trois ans. L’une des sources, publiée sur la chaîne Telegram du Tehran Times était Yousef Tabatabie-Nejad, le représentant d’Ispahan à l’Assemblée des experts, mais la nouvelle a été bien sûr démentie. Mohsen Mojtahed Shabestari, un autre membre de l’Assemblée des experts, avait déclaré: « cette question n’a jamais été soulevée à l’Assemblée et je trouve cela très improbable ».
Le processus « constitutionnel »
L’Assemblée des experts est chargée d’élire le Guide suprême, ou de le révoquer si le besoin s’en fait sentir. Il se compose de 88 autorités religieuses chiites qui sont « élues » par le peuple parmi les candidats dont les qualifications sont approuvées par le Conseil des gardiens. Ce Conseil se compose de six avocats et de six juristes chiites. Les juristes chiites sont nommés par le Guide suprême et les avocats sont élus par le Parlement parmi un groupe nommé par le chef du pouvoir judiciaire, lui-même nommé par le Guide suprême.
Selon les articles 5, 107 et 109 de la Constitution iranienne, l’Assemblée des experts doit choisir un dirigeant qui est « pleinement conscient des circonstances de son âge ; est courageux, ingénieux et doté de capacités administratives ». En plus de posséder la maîtrise de la jurisprudence islamique et d’avoir le pouvoir d’émettre des fatwas, il doit avoir « la sagacité politique et sociale, la prudence, le courage, des facilités administratives et des capacités adéquates pour diriger ».
D’un point de vue juridique, il ne peut y avoir de successeur à Khamenei qu’après son décès. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Ce « dirigeant absolu » sera-t-il prêt à abandonner tout ce qu’il possède, notamment ses moyens militaires et sécuritaires, sans avoir un successeur prêt à reprendre le flambeau? Fera-t-il confiance aux deux piliers de sa dictature – les Gardiens de la révolution et l’ordre clérical établi – au processus de la loi constitutionnelle ?
Certains politologues estiment sur la base de preuves disponibles que Mojtaba Khamenei est depuis longtemps responsable des Gardiens de la révolution. Dans le même temps, l’ayatollah Khamenei fait également confiance à son fils Mojtaba pour gérer les affaires de son bureau. L’ayatollah abandonnerait-il son héritage sans un héritier, ou tentera-t-il, tant qu’il vit, de donner autant de soutien que possible à son successeur pour que son régime survive à moindre coût, décevant ainsi grandement tous ceux qui espèrent que sa mort fera tomber la République islamique ?
Hossein Alizadeh, un ancien diplomate de la République islamique qui affirme connaître personnellement les deux fils de Khamenei – Mostafa, l’aîné, et Mojtaba, le deuxième fils – a déclaré à IranWire : « un groupe au sein du gouvernement veut promouvoir Mojtaba parce qu’il est celui qui ressemble le plus à Khamenei et partage l’une des qualités les plus importantes de son père, à savoir ses capacités de gestion. C’est un dictateur avec des compétences en gestion. »
Alizadeh, cependant, ne croit pas aux nouvelles rapportées par Ahwaze. « Il est vrai que Khamenei est malade et que sa santé s’est peut-être détériorée, mais il est très peu probable qu’il y ait eu transfert de pouvoir », déclare-t-il. « Ce n’est pas la première fois que nous entendons une telle rumeur. Tout ce raffut provient d’une seule source et aucune autre personne ne l’a confirmée. Cela aurait été crédible si l’apparence du transfert de pouvoir avait été conservée. Par exemple, il aurait été plus crédible de dire que l’Assemblée des experts a annoncé que Mojtaba est candidat [pour succéder à l’ayatollah Khamenei]. Officiellement, la République islamique n’est pas une monarchie, au sein de laquelle le pouvoir peut être transféré à une autre personne du jour au lendemain. »
Sur les traces de son père
Beaucoup pensent pourtant que cela ferait des années que Mojtaba se prépare à succéder à son père : depuis qu’une photo de lui a été publiée assis dans une salle de classe à Qom, enseignant une matière que seule une autorité religieuse chiite peut enseigner, alors qu’il n’a jamais terminé les étapes des études qui auraient pu le qualifier à donner cet enseignement.
En réalité, il a souvent été répété que même son père n’était pas qualifié pour devenir Guide suprême et, qu’en 1989, c’est avec l’aide d’Akbar Hachemi Rafsandjani qu’il a accédé au pouvoir et est devenu ayatollah du jour au lendemain.
Pour Hossein Alizadeh, le plus grand obstacle à l’élévation de Mojtaba au rang de Guide suprême n’est pas l’opinion publique ni le peuple, mais les séminaristes et des autorités religieuses de Qom. « On doit les persuader d’accepter comme Guide un ignorant [selon la définition de la charia] de 50 ans », note-il. « À mon avis, les nouvelles selon lesquelles le pouvoir a été soudainement transféré à Mojtaba visaient plutôt à détruire son image auprès des forces de sécurité ».
Mojtaba semble continuer de suivre les traces de son père, passant de la position humble d’un hojatoleslam, un titre honorifique donné à tout diplômé d’un séminaire chiite, à celui d’un ayatollah, une autorité religieuse. Ses relations étroites avec les Gardiens de la révolution et sa gestion du bureau du Guide suprême font de lui un candidat sérieux à la succession de son père. Mais si, à la mort de l’ayatollah Khomeini, le fondateur de la République islamique, il y avait une personnalité influente comme Akbar Hachemi Rafsandjani qui a pu remettre les rênes du pouvoir à Khamenei, il semble qu’une telle personnalité n’existe pas en République islamique aujourd’hui. Pour cette raison, il est peu probable que Khamenei quitte ce monde sans désigner son propre successeur.
D’un autre côté, au moins en ce qui concerne la maladie ou la mort d’un dirigeant iranien, le processus d’information a toujours suivi le même schéma. Avant la révolution islamique de 1979, la nouvelle du cancer de Mohammad Reza Shah Pahlavi, le monarque iranien, avait même été dissimulée à sa propre femme, la reine Farah. Jusqu’à quelques mois avant son départ définitif d’Iran, Farah n’était pas au courant du cancer de son époux. Peut-être que si Mohammad Reza Shah n’avait pas souffert d’un cancer, il aurait agi différemment au cours des dernières années de son règne et le sort du pays en aurait été différent.
Le pays aura du attendre de nombreuses années après la mort de l’ayatollah Khomeini en 1989 pour finalement apprendre qu’un accident vasculaire cérébral survenu en 1986 avait causé de sérieux problèmes de santé menant à sa mort. Pendant ces trois années, l’Iran a été marque par la fin de la guerre Iran-Irak, la destitution de l’ayatollah Hossein Ali Montazeri comme héritier de Khomeini, la réforme de la constitution.
L’histoire de Khamenei, celle de sa mort et de son successeur pourrait bien suivre le même schéma. Depuis des années, des rumeurs circulent autour d’un certain nombre d’hospitalisations, mais les ces informations finissent toujours par être démenties. Même si les responsables iraniens cherchent à maintenir Khamenei « en vie » comme le Cid, il semble que les partisans de Mojtaba Khamenei, et surtout son père, font de leur mieux pour faire de sa succession une fatalité pour les autorités religieuses, pour l’opinion publique iranienne et pour la communauté internationale pour que personne ne puisse penser qu’après Khamenei, cet édifice s’effondrera, laissant ses biens matériels, militaires, sécuritaires et spirituels sans héritier.